chronique printemps 2013

 

 

 

 

 

« La résistance n’a rien à redouter de son historicisation… »

 

 

La Résistance. Elle était la bonne conscience d’une France qui jusqu'au début des années 1970 en exaltait la mémoire en entretenant le mythe d’un pays sauvé du déshonneur grâce au courage et au dévouement de ses résistants. Mais la mort du général de Gaulle, le déclin progressif du Parti communiste, le réveil de la mémoire juive et la révélation de la Shoah allaient profondément bouleverser l'interprétation des événements. Historiens, cinéma et littérature, ont revisité la période de l’Occupation en dépeignant une France vichyste et collabo, fort éloignée de la légende dorée d’une France résistante. Aujourd’hui les passions s’estompent, les derniers témoins disparaissent, les archives s’ouvrent, il devient possible de  revenir sur cette période de l’Histoire en privilégiant la complexité des faits. C’est le propos  d’Olivier Wieviorka, spécialiste reconnu de la Seconde Guerre mondiale qui au terme d’un travail de recherche et d’analyse considérable de cinq années, signe une remarquable « histoire de la Résistance » à la fois complète et synthétique, minutieuse et accessible. Une histoire affranchie de l’héritage des mythes et des mémoires en un livre-événement probablement appelé à devenir un livre- référence sur le sujet.

 

 Un livre fort éloigné des clichés réducteurs sur la période. Non, la France n’était ni  massivement résistante ni, comme certains historiens avaient voulu la montrer, attentiste, lâche et complaisante. Distinguant une "Résistance-organisation » qui ne concerne qu'une toute petit minorité et une « Résistance-mouvement », phénomène social beaucoup plus vaste, Wievorka rappelle que dans leur ensemble les Français n’adhéraient ni au nazisme ni à la collaboration et que les véritables résistants n'ont été qu’une petite minorité d’environ 500 000 personnes bénéficiant de sympathies voire de complicités au sein d’une population qui toutefois, faute d’un véritable engagement ne saurait être qualifiée de résistante. La Résistance elle, fut surtout une affaire de jeunes, de classes moyennes et supérieures de la société et du monde ouvrier, tous bien souvent divisés sur leurs options idéologiques mais qui tous refusaient le renoncement vichyste. Dans leur ensemble les grands  mouvements de la Résistance : Combat, Défense de la France, Libération-Nord, Libération-Sud... sont  nés de la volonté d'une poignée d'individus éloignés des structures partisanes classiques et des grandes institutions religieuses ou militaires. Leurs chefs avaient en commun un patriotisme radical et une critique sévère du parlementarisme de la IIIe République même si certains avaient des sympathies vichystes, (tel Henri Frenay), ou si certains officiers pétainistes de Vichy aidaient les Alliés.  

 

Ses modalités d’action furent diverses : stratégie civile fondée sur la diffusion de la presse clandestine, l’organisation de manifestations, la grève et/ou stratégie militaire centrée sur le renseignement, le sabotage ou l’exfiltration des soldats alliés tombés dans l’hexagone.Souvent héroïque dans ses œuvres, la Résistance se montra en revanche globalement peu soucieuse du sort des juifs, contrairement à une population au sein de  laquelle des centaines de Justes contribueront, anonymement, à sauver de la mort  75 % des juifs de France, un pourcentage quasiment inégalé en Europe.

 

Et ses chefs partagèrent  souvent une certaine indifférence vis-à-vis de la France libre du général de Gaulle. Ils ont été ainsi d’abord  indifférents, voire hostiles, à l’égard de ce général de brigade temporaire soupçonné de caresser des desseins dictatoriaux, lequel de son côté, manifestait peu d'intérêt pour la Résistance lui préférant la collecte des renseignements militaires et la propagande radiophonique sur la BBC. Ce n'est qu'à l'automne 1941 qu'il confiera à Jean Moulin la lourde responsabilité d'unifier les mouvements afin de maintenir le pays dans la guerre et de gagner une certaine légitimité aux yeux de Londres. Mais jaloux de leur indépendance les différents mouvements, qui avaient commencé leur unification rejetèrent sa tutelle. Plusieurs désaccords les opposèrent à de Gaulle, qui refusant de soutenir des maquis qu'il jugeait inutiles militairement, excluait dès lors toute action militaire prématurée de nature à mettre en danger les résistants eux-mêmes et surtout la population civile en raison des représailles allemandes.

Globalement il est vrai que la Résistance eût un rôle limité sur le plan militaire. Mais elle a alimenté les Alliés en renseignements, exfiltré les aviateurs tombés sur le sol français et retardé la contre-offensive allemande. Seuls, les Alliés auraient de toute façon remporté la victoire mais l’action des différentes composantes des forces françaises de l'intérieur (FFI)  joueront un rôle capital dans la libération de la métropole en 1944-1945, en permettant de libérer plus vite le pays et d’épargner des milliers de vies humaines. En fait c’est sur le plan politique que son bilan a été le plus positif, en évitant à la France une probable guerre civile et en permettant, à la Libération, une transition pacifique du pouvoir.

Un bilan en demi-teintes au vu duquel Olivier Wieviorka s’interroge : «Doit-on réduire la résistance à ses œuvres? Tout suggère qu’elle dépasse son action et son bilan.», « …elle n’a rien à redouter de son historicisation… ». Et ainsi substituant le devoir d’histoire au devoir de mémoire il permet à la Résistance de rentrer véritablement dans l’Histoire.  

* Histoire de la Résistance (1940-1945) . Olivier Wieviorka. Éd. Perrin, 576 p., 25 €.

 

 


 

 

 



 

 

 

"la solitude de l'étranger sexuellement inadapté"


John Irving, inoubliable auteur du "Monde selon Garp" et d’"Une prière pour Owen" publie au Seuil son 13e roman. Son titre reprend un vers du Richard II de Skakespeare: « Je joue donc à moi seul bien des personnages/Dont nul n'est satisfait. », superbe  fil  conducteur pour  une réflexion autour du genre et d’une incertaine identité sexuelle mêlant homosexualité, bisexualité, transexualité… C’est en effet sur ces thèmes  que s’articulent ce gros roman contant les amours d’un «suspect sexuel», un bi, dans la seconde moitié du XXe siècle.

 

 

Ce «suspect sexuel», c’est  Bill Abbott, que l’on suivra de la Nouvelle-Angleterre des années 1950 à 2010. Un Bill incertain de son orientation sexuelle tout autant attiré par les garçons que par les filles et secrètement épris de son beau-père. Un Bill dont nous suivons les interrogations, les angoisses, et le cours des désirs multiples en ses   amours inassouvies pour les hommes, les femmes, les transgenres, à l’origine  de la naissance chaotique d’une personnalité placée sous le signe de l’altérité. Autant de vies et d’histoires que Bill, devenu romancier, conte en flashbacks dans lesquels chaque personnage, semble tenir un rôle réel ou fictif en une pièce shakespearienne placée au cœur du roman. Avec en toile de fond l'histoire des Etats-Unis, celle des années 1960 : puritanisme, libération des mœurs, mixité dans les écoles, défense des droits des minorités sexuelles, des années 1970 : libération sexuelle et guerre du Viet Nam, puis années noires de 1980, celles du SIDA avec  leurs  obsédantes et tragiques images de visages émaciés, de corps décharnés auxquelles succèderont de pathétiques « coming out ». Au fil des pages de Bill alternent émotions, frustrations, pulsions tempétueuses, désirs,  illusions et désillusions, toutes traversées d’accès récurrents de rage suscitée par le puritanisme et l’intolérable silence de l’ère Reagan dans les années sida et plus encore, par les ravages de l’intolérance face aux sexualités différentes, causant : "la solitude de l'étranger sexuellement inadapté"

 

Roman politique et humaniste autour du désir, de la dissimulation et de la tolérance, ce dernier Irving compte parmi ses meilleurs. Parfois confus et répétitif mais toujours truculent et virtuose, sa trame habile, en emboîtement gigogne, permet un incessant et permanent dialogue avec le théâtre, (celui de Shakespeare surtout), et la littérature de Baldwin, Tennessee Williams, Dickens ou encore Flaubert … Seul regret : il est dommage qu’il arrive un peu tardivement en France pour y contribuer au débat sur le mariage pour tous…

* A moi seul bien des personnages John Irving, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, Olivier Grenot - Ed.  du Seuil - 480 pages - 21.80 €.

 

 


 

      Le  roman transgenre, d'un auteur transgenre…

 

"Misericordia" est le premier roman transgenre, d'un auteur transgenre : Jack Wolf, auteur anglais qui à la ville comme dans l’écriture, aime mélanger les genres. Femme devenue homme, père de deux enfants, Jack Wolf après une brève carrière dans l'enseignement s’est consacré à l'écriture. Il a d’ailleurs changé de sexe durant l'écriture de ce livre inclassable à la fois fantastique et réaliste, où les lueurs vives du siècle des Lumières et de la science sont assombries par la pénombre d’une  sorcellerie matinée d’un sadisme bien peu tempéré. Un roman d’amour, néanmoins, qui, écartelé entre corps et esprit, sentiments et sensations, rêves et réalité, voit s’affronter douleur et folie dans un monde divinisé d’où Dieu s’est absenté. Un conte transgressif pour adultes qui a pour cadre un passé totalement et minutieusement recomposé, au terme  d’attentives recherches sur le folklore, les légendes et la médecine d’une  époque qui, entre rationnel et superstitions, s’auréole d’un réalisme magique.

 

C’est en effet en 1741 dans une campagne anglaise empreinte des croyances en un monde parallèle et surnaturel parcouru de sorcières et d’elfes que Tristan Hart, médecin et chirurgien de génie, revient sur ses années de formation et ses errances métaphysiques et fantastiques. Jeune aristocrate campagnard, mélancolique et intraverti, il part pour Londres étudier la médecine, chez le légendaire Dr William Hunter, où logé chez Henry Fielding (l'auteur de « Tom Jones »), il commence de brillantes études. Obsédé par la relation entre le corps et l'âme, il rêve  de soulager la souffrance jusqu’à ce qu’il découvre auprès des prostituées, le plaisir extrême qu'il prend à infliger la douleur. De retour au pays il tombe amoureux de sa très jeune cousine,  Katherine, qui partage avec lui ses inclinations pour la  douleur, les saignées répétitives et les scarifications.

 

Mais bientôt assailli par ses démons intérieurs surgis de sa double personnalité : « Raw Head et Bloody Bones", (titre original et véritable axe  du roman), Tristan découvre que tous deux sont indissociables. Et  au terme d’un affrontement entre réel et fantastique, raison et vertu, la miséricorde et la compassion finalement l’emportent, en une  singulière et paradoxale rédemption : "Le Bien, le Mal. Le Vrai, le Faux. Ces Termes sont bien piètres et impropres", car: "il y a de la Miséricorde dans la Souffrance partagée, dans le Désir et dans l'Amour."

Une Miséricorde donc, qui est à la fois titre et thème central de ce passionnant  ovni littéraire érudit et poétique qui offre au lecteur une inédite expérience de lecture singulière et jubilatoire, tel un conte fantastique pour grand enfant très averti…

« Misericordia » de Jack Wolf, Traduit de l'anglais par Georges-Michel Sarotte, Belfond, 450 pages, 20,90 euros.

 

 

 


 

Un ironique et perspicace regard…

 

 

Nouvelliste et romancière, née en 1947, Ann Beattie est encore peu connue en France. La publication d’une sélection de ses nouvelles chez  Christian Bourgois est donc une excellente occasion de découvrir l’un des maîtres contemporains de la nouvelle excellant à capter l’essentiel de son époque, en particulier les travers d’une classe moyenne américaine incertaine de ses valeurs.

 

«  Nouvelles du New Yorker «  permet ainsi de découvrir seize nouvelles parmi les dizaines publiées dans le « New Yorker » entre 1974 et 2004, autant d’ironiques et cinglantes plongées dans trois décennies de relations sentimentales et familiales entre New York, Vermont,  Tucson et Floride où des individus solitaires en profond désarroi trompent leur ennui et leur vide existentiel en de dérisoires historiettes sentimentales, à l’arrière-goût amer.

 

Moraliste engagée Ann Beattie ne s’apitoie guère sur leur sort. Son style minimaliste, précis, ironique et souvent acerbe, parvient, par la justesse de ses situations et de ses dialogues, à saisir la quintessence d’une époque, d’un lieu et surtout les travers d’une classe moyenne américaine accrochée aux dérisoires artifices de la mode et autres signes ostentatoires de consommation qui n’occultent pas, hélas, une désolante vacuité…  

 

* Nouvelles du New Yorker. Ann Beattie. Trad. Anne Rabinovitch. Ed. Christian Bourgois. 380p. 20 €.

 

 

 

 

        Parfums de femme…

 

 

Sarah Hall, une Anglaise de 38 ans, a été repérée par la critique avec son premier roman, Haweswater, paru en 2002. Avec « La Belle Indifférence », toujours chez Christian Bourgois, elle aborde le genre de la nouvelle à sa manière en une suite d’histoires souvent sombres, mêlant intimement violence et sensualité.

 

Ses sept nouvelles sont autant de mini-romans avec des personnages complexes impliqués dans des histoires à la violence sous jacente dont les héros sont des femmes, sensuelles, puissantes et rayonnantes qui, dans une pluralité de lieux et de paysages explorent jusqu’à l’extrême leurs désirs et leurs passions. Car l’altérité d’un monde souvent cruel et sauvage, suscite en elles désirs enfouis et exacerbation de pulsions instinctives. C’est tout un univers parfois déconcertant mais toujours envoutant qui s’offre ainsi au lecteur étrangement fasciné par cette vertigineuse et peu commune plongée dans l’inconscient féminin, et qui en  ressort tout imprégné d’un lancinant parfum, à la fois, sensuel, fort et délicat, celui de Sarah Hall.

 

* La belle indifférence. Sarah Hall. Trad. Eric Chédaille. Ed. Christian Bourgois. 170 p. 15 €.

 

 

 

 

Un énigmatique marchand d’art…

 

 

 

Il existe rue de Courcelles à Paris une surprenante et immense pagode rouge qui attise la curiosité dans un quartier classiquement haussmannien. On la doit à Monsieur Loo, le plus grand marchand d’art asiatique de son époque au singulier destin. Originaire d’un petit village des bords du Yangtsé en 1880 et d’un milieu très modeste, il allait faire découvrir à un Occident qui ne connaissait alors que les « chinoiseries » chères aux Goncourt, la sculpture monumentale, les fresques bouddhiques, les bronzes et les jades de l’époque archaïque.

 

Etonnant parcours en effet que celui de cet ex serviteur d’un riche Chinois à  Paris, en 1902, qui allait découvrir, grâce à  l’art, une ascension fulgurante. Dès les années 1920, il contribue à enrichir les collections de riches collectionneurs américains puis celles du musée Guimet, à Paris, ou du Metropolitan Museum of Art de New York, où il ouvrira dès 1915,  une galerie.  Il devient ainsi selon  Géraldine Lenain, spécialiste d’art asiatique et auteure de sa biographie:« Celui entre les mains de qui passent, pendant plus d’un demi-siècle, les pièces les plus extraordinaires d’art asiatique ». Contactée par l’un de ses petits-fils qui avait découvert fortuitement dans une cave les archives de son grand-père, elle a au terme d’une enquête de plus de six ans, fait revivre cet énigmatique personnage, pétri de contradictions au parcours  éminemment romanesque et de plus, passablement embrouillé par ses soins. Profondément chinois sous une apparence occidentale Monsieur Loo évoluait entre un affairisme très avisé et une légitime fierté pour son  pays natal dont il avait pillé sans vergogne les trésors, au point d’y être accusé d’en avoir pillé les trésors nationaux. Discret et volontiers manipulateur il réussira cependant à traverser sans encombre les vicissitudes de l’histoire chinoise, de 1911 aux deux guerres mondiales, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mao en 1949 qui mettra une fin définitive à son activité. Désormais privé de sa raison de vivre, celui qui était convaincu que :« les objets d’art parcourent le monde tels des ambassadeurs silencieux » allait mourir huit ans plus tard. Une  biographie inspirée au service d’une longue passion pour l'art et la Chine.

 

Monsieur Loo. Le Roman d’un marchand d’art asiatique.  Géraldine Lenain, Éd. Philippe Picquier, 272 pages, 19 €.

 

 

 

 

 

 


Un fascinant kaléidoscope japonais

Depuis son entrée en littérature en 1994 la japonaise Kawakami Hiromi est devenue l'un des écrivains les plus populaires de son pays, sans doute en raison du charme particulier de son style conjugué à l’universalité de ses thèmes qui, entre amour et sexualité placés, sous les signes des métamorphoses, lui ont valu une notoriété mondiale.

Son dernier livre paru en France : « Les 10 amours de Nishino »  est un livre choral à dix chapitres et dix voix de femmes dévoilant, chacune à leur manière, leur histoire d'amour avec le même homme, Nishino, qu’elles ont connu chacune à une période différente de leurs vies. Un Nishino dont on ne saura néanmoins peu de choses tant sa personnalité énigmatique et insaisissable conduit à douter de son existence. On en apprend beaucoup plus en revanche sur ces dix femmes qui ont succombé à son charme. Dix personnalités et dix manières d'aimer avec leurs attentes, leurs aspirations et leurs rêves, qui, par delà leur diversité d’âges ou de conditions ont en commun d’avoir aimé passionnément un homme qui les a durablement imprégnées de ses mains, son odeur, ses gestes, sa voix, en dépit d’une évidente inaptitude à l’amour qui le condamne à de répétitifs échecs.

Entre poésie, mélancolie et drôlerie, les brefs et simples récits à l’émouvante simplicité de ces dix femmes sont parcourus des bribes fulgurantes du souvenir. Un fascinant kaléidoscope grâce auquel  Hiromi Kawakami reflète lumineusement, le portrait d’un homme saisi dans le regard de ses maîtresses et surtout leur amour de l’amour.  Avec un style très japonais, évoluant entre naïveté feinte et une délicieuse affectation elle en montre les multiples et complexes variantes entre prosaïque réalité et rêves hantés par d’improbables personnages, évoluant au milieu d’objets et d’une nature empreints de mystérieux pouvoirs… Une mystérieuse fascination qui s’exerce aussi sur le lecteur tôt épris par tant de simplicité, de pureté et de beauté, conjuguées…

* Les 10 amours de Nishino. Kawakami Hiromi,  Ed. Philippe Picquier. 208 p. 18,50€

 



26/04/2013
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