décembre 2010

La force du destin

En cette rentrée littéraire les romanciers américains n'en finissent pas d'interroger le plus grand des romans, le plus imprévisible, celui qu'on croit écrire mais qu'on ne fait que jouer : le destin.

Avec ce vingt-neuvième livre, "Indignation", Philipp Roth délaisse maladie et vieillesse .

Un destin tragique dans l'Amérique d'après-guerre, lors de guerre de Corée, où le narrateur Marcus Messner, à l’aube du 31 mars 1952, est saigné dans une tranchée tel une bête de l’abattoir de son père boucher casher dans le New Jersey.

Surprise: c’est d'outre-tombe, un endroit désespérément vide et solitaire où chacun est condamné à revivre indéfiniment chaque détail de sa vie, que Marcus revisite la sienne et s'interroge sur: «la façon terrible, incompréhensible dont nos décisions les plus banales, fortuites, voire comiques, ont les conséquences les plus totalement disproportionnées. »


Entre la boucherie paternelle et celle de la guerre de Corée, Marcus fils unique et chéri d’un couple d’américains moyens, sera passé par une université du Middle West, fuyant la sur protection d’un père paranoïaque obsédé par la mort, qu'il pressent imminente, de son fils.

Loin des inquiétudes parentales Marcus découvre une Amérique de classe moyenne ployant sous les conventions symbolisée par un directeur soupçonneux et tyrannique. Bien que profondément conformiste, Marcus, juif non pratiquant et agnostique, supportera mal de devoir obligatoirement assister à l'office religieux, subir la compagnie de ses camarades de chambrée et accepter les conventions ineptes d’une communauté universitaire.

D'incompréhensions en rébellions, de mécomptes en désillusions, Marcus, furieux et humilié, multipliera les relations conflictuelles après avoir découvert l’amour auprès d’Olivia, goy suicidaire au poignet tailladé, bel ange fatal de son tragique destin, dont les talents de fellatrice vont indirectement le précipiter aux enfers! La force subversive de cet amour sera un puissant moteur de révolte contre tous ceux qui tenteront d'entraver un désir dont Marcus paiera le prix fort dans les tranchées de Corée qu’il avait toujours voulu fuir. Une baïonnette chinoise mettra fin à la courte existence d’un garçon isolé et vulnérable, victime de la rigidité des institutions d’une Amérique puritaine.

Noir, caustique, poignant, le roman Philippe Roth revisite l'histoire de la société américaine d'avant la révolution sexuelle et retrace à la perfection l'ambiance d'une époque paranoïaque, dans laquelle la guerre de Corée agit à la fois comme un exutoire et un épouvantail pour une génération entière.

Et Philipp Roth en plaçant sous le signe du conflit d'Éros contre Thanatos, cette infernale bacchanale de sexe, de morale et de mort, ne propose ni conclusion édifiante, ni morale, pas même un espoir de rédemption ici ou dans l’Au-delà… juste de la révolte et de l’Indignation...

* Indignation. Philipp Roth. Ed. Gallimard. 198 pages. 17,90.

 


Et Satan conduit le bal...

Le destin selon Easton Ellis affiche ses couleurs dès la couverture de « Suite(s) impériale(s)», revêtue d’un calque jaune fluo, elle est ornée des deux cornes du démon. Du Mal, en effet, il sera beaucoup question dans son livre. Mal ordinaire, mal extraordinaire: violence, argent facile, drogue, alcool, sexe, meurtre, torture…

Reprenant les personnages de son premier roman, Moins que zéro, livre culte des eighties, mettant en scène des paumés Californiens sous coke, Bret Easton Ellis nous les représente cette fois, plus vieux, et toujours paumés, errant dans un labyrinthe de solitude, leur enfer personnel dans le Los Angeles d’aujourd’hui, où Clay, sosie d’Ellis, devenu scénariste et producteur à succès revient après des années d'absence. Il y retrouve ses personnages fétiches: Clay, Blair, Julian, et les autres ... et rencontre une jeune actrice, dont il s’éprend en dépit (ou à cause?), de l’aura de mystère auréolant sa beauté fatale. Un mystère que Clay tentera vainement de percer. Fatale tentative! Dans ce petit monde du septième art il se retrouve inéluctablement entraîné dans une affaire de prostitution et de crimes avant d'être précipité dans une chute vertigineuse au fin fond des ténèbres émaillées de SMS inquiétants, de filatures et d'assassinats sur fond de paillettes et néons. Avec ce fond de thriller hollywoodien qui louche vainement du côté de Chandler, Easton Elis entend dénoncer ce monde de l’argent et du paraître, dans lequel l'exploitation, la manipulation éhontée d’autrui et la quête incessante du pouvoir, pourrissent toutes velléités de relations humaines authentiques. Moraliste, il nous tend tristement et ironiquement un miroir: ce monde insensé des Paris Hilton, des séries télés, et des traders fous ….c'est le nôtre ! Généreuse intention…Il est dommage que cette suite de Moins que zéro, n’ait rien d'impériale!

*Suite(s) impériales(s). Bret Easton Ellis. Ed. Robert Laffont. 228 pages. 19

 vidéo Brett Easton Ellis


Destin? Réalité? Des mots, seulement des mots…

«La vraie vie n'est pas réductible à des mots prononcés ou écrits, par personne, jamais. La vraie vie a lieu quand nous sommes seuls, à penser, à ressentir, perdus dans les souvenirs, rêveusement conscients de nous-mêmes, des moments infinitésimaux». En 117 pages «Point Omega», est l'un de ses textes les plus personnels de DeLillo, une méditation métaphysique lucide et exigeante sur ce qui fait l’essence de la vie, le «Point Omega», point extrême de l'évolution de l'homme selon Teilhard de Chardin.

Que perçoit-on du monde finalement? La fiction et l'art, aident à voir et à s'interroger. Le livre de DeLillo s'ouvre donc et se conclura au «MomA» de New-York, où un féru d’art anonyme s'abime dans la contemplation de Psychose «projeté tellement au ralenti qu'il faut 24 heures pour le visionner en entier». Cette distorsion inattendue du temps créant une réalité nouvelle, suggère au spectateur esthète, Jim Finley, de s'extraire d'un défilé d’images calqué sur la réalité, pour réaliser un film inédit et insolite.

Pour ce projet il choisit d'interroger l’universitaire Richard Elster sur sa collaboration scientifique avec le Pentagone durant la guerre d'Irak. Et dans le désert californien, sous une véranda où la vie s’étire lentement le vieil universitaire s'explique sur son retrait volontaire du monde et ses choix: investir le monde ou s’en préserver, y adhérer pleinement ou choisir une retraite volontaire pour éprouver le temps et tenter de le saisir pleinement en le ralentissant indéfiniment.

Beckett n'est pas loin dans cette histoire mais chez DeLillo désespoir, tragique et absurde, s'effacent au profit d'une réflexion méditative sur l'art et le sens de l'existence. A la manière d'un maître zen, il choisit de s'approcher de l'essentiel : la réalité et le temps. Mais bien que concentré et concis son texte n'opte pas pour autant pour la simplicité. En juxtaposant deux histoires sans liaison apparente, en mêlant réflexions touffues, digressions continuelles, énigmes et mystères, DeLillo invite son lecteur à décrypter et découvrir le code caché d'un roman en deux parties se reflétant en miroir.

Énigmatique, déconcertant et envoûtant, Point oméga est l'œuvre d'un auteur en quête permanente, privilégiant le silence et le retrait sans recherche inutile d'un sens. Dans cette quête il n'y a ni désespoir, ni tragique, ni absurde: à chacun sa vérité, au lecteur de faire son choix, et en premier lieu celui d'accepter de suivre DeLillo dans ce remarquable et très cérébral questionnement...

* Point Oméga. Don DeLillo. Ed. Actes Sud, 128 pages. 15 €.

 


 

Tristes destins...

Après La fonction du balai l’an dernier, les éditions Au de Vauvert poursuivent la publication de l’œuvre complète de David Foster Wallace avec La fille aux cheveux étranges, recueil d'une dizaine de nouvelles qui s'achève par un remarquable et court roman.

Dans ces dix nouvelles très éclectiques errent au fil des pages, des personnages paumés, aux destins calamiteux, profondément solitaires et vivant des relations amoureuses désabusées dans la plus grande platitude sexuelle. Nul espoir dans cette Amérique éreintée, des jeux télévisés, des comédiens, des hommes politiques (Lyndon Johnson), ou bien encore de jeunes punks déjantés ridiculement fascinés par les cheveux verts d’une gamine lors d’un concert de jazz. Nul espoir non plus à attendre de la littérature. En fin d'ouvrage le texte le plus long tourne en dérision le roman postmoderne offrant une version contemplative d'une réalité décalée où le bizarre côtoie l'absurde. Un texte représentatif des obsessions d'un David Foster Wallace désespéré, constatant tristement l'incapacité de la littérature à ré enchanter un monde dont il a pris définitivement congé en se pendant un triste jour de septembre 2008.

*«La fille aux cheveux étranges». David Foster Wallace. Ed. Au diable Vauvert. 500 pages. 25 €.




Roman alternatif…

Jean Echenoz, clôt avec Des éclairs, la trilogie des «vies» entamée avec Ravel (2006) et Zatopek («Courir»-2008-). Cette fois c'est un scientifique qui lui a inspiré un roman dont le héros très singulier, n’est autre que l'extravagant inventeur serbe, Nikola Tesla (1856-1943), génie oublié malgré 700 brevets, et découvertes majeures. Son orgueil, sa vanité, son aveuglement, son inventivité, sa prodigalité et ses déboires avec le système capitaliste, ont visiblement inspiré Jean Echenoz.

Entre humour, ironie et clins d’œil au lecteur, il ne peut en effet,dissimuler une certaine tendresse pour son héros, qui, à force d’échecs, deviendra pathétique à la fin d’une vie commencée de manière fort singulière un soir d’orage. Émigré aux Etats Unis il rencontrera Edison, imaginera et développera le courant alternatif, et connaîtra enfin le succès, non sans s'être fait voler ses idées notamment par le même Edison...

«Ombrageux, méprisant, susceptible, cassant, Gregor se révèle précocement antipathique" prévient Echenoz qui choisit de se concentrer sur les moments-clés de l’existence de son héros et ses nombreuses manies. Sans amis, sûr de son génie, vivant à crédit dans les grands hôtels habillé comme un dandy, il fuyait l'amitié et l'amour mais ne dédaignait pas la popularité grâce à la mise en scène spectaculaire de ses découvertes.

Des choix critiquables et un certain mépris pour l'argent l’empêcheront d’être reconnu, selon ses vœux, comme «le plus grand inventeur de tous les temps". Il finira sa vie seul et ruiné, ayant pour seule préoccupation.... les pigeons, qu’il soignera jusqu’à sa mort, non sans avoir enfin ressenti le sentiment amoureux….pour une jolie pigeonne!

Il serait faux néanmoins de penser que Des éclairs est le sombre récit d’une vie malheureuse. Le principe alternatif a inspiré à Echenoz ce roman ironiquement distancié, alternant gravité et légèreté, épisodes dramatiques et comiques...

* Des éclairs. Jean Echenoz. Editions de Minuit. 175 pages. 14,50

voir aussi: Jean Echenoz sur Interlignes


Michel Ange c’est nous!

 

Après "Zone", odyssée singulière contée en une seule phrase de 500 pages, Mathias Enard change de méthode et de registre avec: "Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants"un titre inspiré par Kipling. En 150 pages entre Histoire et fiction, mythe et imaginaire il s'est inspiré d'un épisode peu connu de la biographie de Michel-Ange .

En1506 Michel Ange se persuade que ses rivaux, Raphaël et Bramante, avivent ses difficultés avec le pape Jules II. Quittant Rome incognito il accepte l'invitation du Grand Turc et se rend à Constantinople, pour y concevoir, sur la Corne d'or, un pont entre Europe et Asie, reliant les deux rives d'une ville placée sous le signe de la tolérance entre chrétiens, juifs et musulmans.

Michel-Ange note, dessine, imagine, et s’imprègne de cette ville au hasard de ses rues afin de concevoir son pont. Entre scrupules religieux, ambition, rivalité et humiliation face aux puissants il s'ennuie, doute, s'emporte et se défie de son entourage, des complots et des jalousies. L'orient qu’il découvre le fascine: visages entrevus, parfums, scènes de vie, sensualité…Entre chasteté et luxure, en quête d’une beauté plus irréelle que charnelle, il entretient des rapports ambigus avec un poète et s'éprend d'une belle danseuse andalouse avec laquelle, à l’issue de deux nuits magiques il entre voit enfin son pont.

Cet univers sensoriel aux pages subtiles et sensuelles, adoucissent le portrait d’un Michel Ange orgueilleux, colérique, paranoïaque, solitaire et fragile écartelé entre sa condition d’homme et d’artiste aux œuvres universellement admirées…

Et au fil des pages cette fable lumineuse sur la création acquiert une dimension symbolique et universelle, elle est en effet, une remarquable parabole sur un monde en mutation déchiré par des conflits de religion et de civilisation… le nôtre en somme... Michel Ange est un pont, Michel Ange c’est nous…

* Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants. Mathias Enard. Ed. Actes Sud. 153 pages. 17 €


 

 

Clap de fin....

Sous les auspices d'Uranie, muse de l'astronomie et de l'astrologie ( représentée vêtue d'une robe de couleur d'azur, couronnée d'étoiles et soutenant des deux mains un globe qu'elle semble mesurer), «Sous un ciel qui s'écaille» de Goran Petrovic propose une métaphore cocasse et inspirée de la société et de l'histoire de la Yougoslavie.

Ce ciel qui s'écaille est celui de l’Uranie, un ancien hôtel transformé en cinéma, dont la voûte étoilée, accueillait les spectateurs «comme s'ils se présentaient à la porte du paradis».

Le propriétaire Rudy déambule avec son perroquet Démocratie, sur l'épaule, le projectionniste Bonitch compose sa propre œuvre avec des chutes de pellicules et sur les murs constellés de chewing-gums et de graffitis, le plafond étoilé part en lambeaux à l'image du pays!

Clap de fin. En mai 1980 la séance est interrompue par l'annonce de la mort de Tito devant une trentaine de spectateurs médusés, dignes représentants d'une micro société serbe loufoque. Amis souvent, ennemis parfois, au fil de zooms inspirés nous les voyons vivre, mourir, rire, s'interroger et se déchirer, avant de s'entretuer demain....

Entre drôlerie, truculence, poésie, mélancolie et férocité feinte, Goran Petrovic, metteur en scène inspiré de ce superbe ciné roman très slave cache difficilement sa tendresse pour ces fantômes d’un passé qui n’existe plus que dans le souvenir...

* Sous un ciel qui s'écaille. Goran Petrovic. Ed. Les allusifs. 192 p. 16 €


 

 

Une comédie humaine de Paris

«Une histoire de Paris par ceux qui l’ont fait», du Britannique francophone et francophile Graham Robb, décline en 554 pages et une vingtaine de chapitres la grande Histoire de Paris de la Révolution à nos jours. Une talentueuse Comédie humaine de Paris, éclairée par l'expérience vécue de ses habitants et un passionnant voyage dans l'espace et le temps à la découverte d'un Paris inattendu, insolite voire, ignoré.

Qui devinerait aujourd’hui que sous l'avenue Denfert, s’ouvrit jadis un gouffre béant où s'engloutit la rue d'Enfer, gouffre exploré et aménagé par Guillaumot, père des catacombes? Que les arcades du Palais Royal résonnent encore des pas d'un Bonaparte, en quête de bonne fortune? Que non loin de là, aux abords du palais des Tuileries on vit errer Marie-Antoinette, en détresse, perdue un certain jour de 1791? Que Napoléon III avait ramené d'Angleterre un plan sur lequel il avait tracé les boulevards, un plan quHaussmann mettra en œuvre, non sans qu’avant le photographe Marville n’ait immortalisé le vieux Paris?

La mue de Paris se poursuivra avec l'ouverture du métro et ses premiers voyageurs enviés par un Marcel Proust, perplexe face à la modernité. Plus tard aux heures sombres de la guerre un garçon juif échappe à la rafle du Vel' d'hiv et Hitler visite Paris en rêvant d’un grand Berlin…Et ce récit amoureux dans l'espace et le temps se poursuit, mêlant,récits, genres et styles. Sans négliger la recherche historique, même si Graham Robb choisit de privilégier l'anecdote pour mieux saisir un peu de l’âme de Paris...un vrai bonheur de lecture.

* Une histoire de Paris par ceux qui l’ont fait. Graham Robb. Ed. Flammarion, 560 pages. 24 €.




25/11/2010
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