Novembre 2012: autour des prix littéraires...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 autour des prix littéraires:

 

 "La raison d'être des prix littéraires n'est pas de couronner des chefs-d'oeuvre mais de porter pour quelques jours la littérature au premier plan de l'actualité"

 André Billy,

 

 

 

 

 

De fait le fameux " bandeau rouge" du prix Goncourt continue d'avoir un impact remarquable sur les ventes. 310 000 exemplaires du lauréat ont été vendus en moyenne entre 2005 et 2011, loin devant le Renaudot et le Femina (167 000 et 105 000), alors que de bonnes ventes pour un roman se situent autour des 2000 exemplaires.

 


 

 

 

Le Goncourt pour Jérôme Ferrari

 

 

 

Le destin est aveugle et l'histoire sans fin…

 

 

C’est donc Jérôme Ferrari qui a été couronné cette année  par le  prix Goncourt pour : « Le Sermon sur la chute de Rome » qui doit son titre à un écrit de Saint Augustin, prononcé en décembre 410 face à l'effondrement de Rome saccagée par Alaric, prévenant ses fidèles que même la Ville Eternelle retournerait à la poussière. Comme dans plusieurs de ses ouvrages récents, Jérôme Ferrari a fait d’un bar, celui d’un village corse, le cadre de cette fable superbe sur les espérances déçues et l'inéluctable fugacité des mondes. Une fable qu’il résume ainsi : "une belle parabole sur la désespérance contemporaine, dont la morale est optimiste: la fin d'un monde n'est pas la fin du monde".

 

 

Ce bar perdu dans les montagnes corses, a été repris par deux amis d’enfance qui ont abandonné leurs études de philosophie sur le continent afin d’en faire selon les vœux de Leibnitz : "le meilleur des mondes possibles". «…le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l'amour sur terre.»  Les débuts sont encourageants : le village s’anime et âmes et corps se brassent, s’embrassent, s’embrasent et exultent. Très vite hélas, tout cela finira mal: "ce que l'homme fait, l'homme le détruit". Grandeur et décadence : le  meilleur des mondes possibles vire à l’enfer, l’opportunité pour Jérôme Ferrari de développer une réflexion inspirée sur la chute du monde et des grands empires : l’Empire romain, l’Empire colonial français, le monde européen d’avant 14-18... Des chutes successives et tragiques vécues par Marcel, grand-père de deux des protagonistes,  dont la vie récapitule et symbolise à elle seule, l'histoire du XXe siècle…  

 

Grand père Marcel est ainsi confronté à l'effondrement des Empires tout comme l’était Saint Augustin, qui en minimisait cependant la portée : "c'est comme s'il ne s'était rien passé. La course des astres n'est pas troublée, la nuit succède à la nuit, à chaque instant, le présent surgit du néant, et retourne au néant ". Jérôme Ferrari est d’un pessimisme plus radical, car confronté à la noirceur et à la stupidité  du monde, il n’a pas même la consolation de l’espérance chrétienne. Sa seule arme est l'humour, à opposer au désastre et la magie d’un style, dense, fluide, empreint de poésie. Un style qui parsemé, d’expressions populaires et  d’incises multiples, se déploie, sinue et s’insinue en longues phrases ciselées, qui mêle intimement au fil de la narration les époques, les points de vue, les rumeurs, les voix, en formidables échos de mondes définitivement disparus.

Et ce nouveau « Sermon » dense et court, aux multiples niveaux de lecture, est plus que jamais d’actualité, le philosophe guidant la main de l’auteur inspiré, établit un troublant parallèle entre l’effondrement d’une civilisation au Ve siècle et notre XXI e Siècle, cruellement confronté à la perspective de sa fin… Car le destin est aveugle et l'histoire sans fin…Ce livre ambitieux et remarquable le rappelle en nous interpellant avec intelligence. Et n’aura pas ainsi, si l’on en doutait encore, volé son Goncourt !

** Le sermon sur la chute de Rome. Jérôme Ferrari . Ed. Actes Sud, 206 p.,19 euros

 

 

 

 

- Le Prix Renaudot a surpris en sacrant Scholastique Mukasonga,

 

 son roman Notre-Dame du Nil est paru chez Gallimard le 1er mars 2012 dans la collection « Continents noirs ». Il a pour cadre un lycée féminin isolé au Rwanda, où les jeunes filles doivent être préservées de l’extérieur dans un contexte de prélude au génocide rwandais. Dans ce huis-clos, les familles espèrent que dans ce havre isolé et difficile d'accès, leurs filles parviendront vierges au mariage négocié pour elles dans l'intérêt du lignage...

- Joël Dicker, jeune auteur de 27 ans qui n’a écrit que deux romans, a obtenu avec une nette majorité le grand prix du roman de l’Académie Française le 27 octobre dernier pour "La vérité sur l’affaire Harry Quebert "(de Fallois/L’Age d’homme).
- Patrick Deville, lauréat dès septembre du prix du roman Fnac, a été couronné par le prix Femina pour le roman Peste & Choléra (Seuil),

-Le Prix Médicis 2012 vient sacrer une jeune auteure, Emmanuelle Pireyre, pour son roman Féerie générale, paru aux éditions de L'Olivier (247 pages, 19 € en version papier et 12,99 € en numérique). Née en 1969, cette lectrice insatiable avait commencé à publier ses premiers textes dans des revues littéraires.

- Mathias Enard récompensé à Beyrouth pour "Rue des voleurs" a été choisi parmi les huit romans de la deuxième sélection du Goncourt, dans le cadre du 20e Salon du livre francophone de Beyrouth. L'ouvrage primé arborera un bandeau "Choix de l'Orient" et sera traduit en arabe.

 



 

  

- zooms non exhaustifs sur quelques lauréats:  

Patrick Deville, couronné par le Femina pour "Peste & Choléra"

 

Patrick Deville 

 

 

 

 

 

 

 

Le mystère Yersin…

 

Connaissez vous Alexandre Yersin, (1863-1943) (*)médecin franco-suisse qui, entre autres découvertes, isola le bacille de la peste ? Touche à tout de génie : biologiste, médecin, botaniste, astronome, mécanicien de précision, opticien, découvreur, arpenteur, explorateur…Yersin chercheur protéiforme n'en a jamais fait qu'à sa tête. Son parcours singulier et exceptionnel dans une période historique charnière a inspiré «  Peste et choléra », 11ème roman de Patrick Deville, contant avec brio cette vie rocambolesque dans la lignée de ses précédents ouvrages consacrés à William Walker, Brazza, et dernièrement,  Henri Mouhot, involontaire re découvreur d'Angkor dans « Kampuchéa ». Tous ont en commun d’être contemporains d’une époque où l'Europe conquérante prétendait gouverner le monde, au nom de la raison et du progrès, jusqu’à ce que la Grande Guerre ne la mette en demeure de choisir, entre peste et choléra…

Arrivé en France en 1885, Yersin rencontre Pasteur, qui l’intègre dans son équipe de recherche, en compagnie de Roux, avec lequel il découvre la toxine diphtérique et de Calmette, co-découvreur du vaccin contre la tuberculose. Mais Yersin n’a rien d’un rat de laboratoire et comme Loti ou Livingstone, rêve d’autres horizons, plus aptes à étancher sa soif d’aventures. Il embarque comme médecin à bord d'un navire puis, au gré des opportunités, s'installe à Madagascar, en Chine, à Hanoï, au Japon, à Hong Kong, en Inde. De forêts vierges en terres ravagées par les épidémies, il multiplie les observations épidémiologiques mais aussi géographiques, astronomiques ou météorologiques. Premier voyageur à relier par voie de terre la côte de l'Annam au Kampuchéa, il étudie les "Moïs", sur les Hauts-plateaux du Vietnam; fonde, au Annam, une collectivité savante fondée sur le progrès tout en adaptant la culture de l'hévéa au climat indochinois, mais aussi l'élevage bovin, la culture des orchidées, la quinine.

Chercheur impénitent il découvre l’ancêtre du coca-cola et l'instrument de mesure de la gomme du latex. Médecin altruiste il prodigue des soins gratuits, et bactériologiste intermittent et génial, il isole un peu par hasard le bacille de la peste qui aurait dû lui valoir le Nobel. Mais dédaignant gloire et fortune il choisit de consacrer son argent au financement des recherches du nouvel institut Pasteur.

De fait, la peste ne représente qu’une petite partie de son étonnant itinéraire sur lequel plane continument l'ombre de  Rimbaud, dont l’influence surpasse de beaucoup celle des « bandes » : coloniaux, pasteuriens, scientifiques, et même surréalistes, que Yersin a côtoyées avec une certaine indifférence, littérature et peinture étant pour lui des « foutaises » et la politique, une « saleté »… Fuyant une Europe qui l’ennuie et la peste brune qui la submerge, il revient en 1940 pour  mourir face à la mer de Chine en observant le mouvement des marées tout en traduisant les poètes grecs et latins. ..

Une vie foisonnante basée sur une documentation surabondante puisée aux meilleures sources, transcendée par un Deville au meilleur de sa forme dont l’art de la fiction se déploie grâce à un style haché, parcouru d’une écriture nerveuse et resserrée, laconique et foisonnante (cf extraits). Une écriture en totale convergence avec l’homme qu’il décrit: foin du sentimentalisme…des faits, rien que des faits… Certes, ses phrases sans verbes, déroutent au premier abord, puis insidieusement la magie opère, et l’on se prend à succomber aux charmes d’un récit qui entre  gravité et truculence, humour et poésie est une célébration allègre de la liberté et du triomphe de la raison. Un très bel hommage à la droiture d'un homme sans égards pour la politique, l’argent et les honneurs. Et  un vrai mystère que cette destinée d’un homme rare au seul service du progrès scientifique et de l’humanité, un médecin, singulier qui déclarait notamment : "Demander de l’argent pour soigner un malade, c’est un peu lui dire la bourse ou la vie."… A méditer…

 

* Peste & Choléra. Patrick Deville. Ed. Seuil, 228 p., 18 €.

 

* cf Alexandre Yersine wikipédia

 

 

- Vidéo

 

  

 

 

 

 

 

 

 


 

Joël Dicker

 

 

Grand prix de l'Académie française et lauréat du Goncourt des lycéens...

 

 

 

 

 Ecris le livre que tu veux, même si personne n’en veut”.

 

 

Quel est donc ce roman noir couronné du Grand prix du roman de l’Académie française, finaliste du Goncourt et de l'Interallié, salué par une critique quasi unanime, dont les droits de traduction ont été vendus à une trentaine de pays à la Foire de Francfort ? Réponse : à première vue un gros pavé de 668 pages, écrit par un quasi-inconnu de 27 ans, Joël Dicker, Genevois, juriste de formation dont le premier roman : "Les Derniers Jours de nos pères", thriller historique, sur fond d’espionnage et de Résistance durant la Seconde Guerre mondiale, n'avait connu qu’un succès d’estime.

Fort de cette expérience Joël Dicker, revient avec un livre ambitieux,  roman d’apprentissage et polar, sur fond d’Amérique contemporaine. Une Amérique qu'il connaît bien pour y avoir beaucoup voyagé et longuement séjourné. Désireux cette fois de « raconter une véritable histoire et de faire du livre : un moment de plaisir, avec :  « Un livre long,  qui se lise vite parce qu’on ne veut pas s’en détacher. » il a en conséquence défini la taille et la construction de son deuxième roman : « La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert »’. Un livre dépourvu de plan dont les 670 pages ont été découpées en 31 chapitres, montés et démontés : « comme un Rubik’s Cube, jusqu’à ce que ça marche.» qu’il déclinera  en 32 versions, avant de l'envoyer à un éditeur, avec l’aide d’un agent littéraire.

 

Sur la forme, confronté à la difficulté d’écrire en français un roman américain, il opte donc pour un thriller qui s’ouvre en 2008 à New York, où Marcus Goldman, 28 ans, "nouvelle coqueluche des lettres américaines", est en panne d’inspiration. Harcelé par son éditeur il renoue avec son ami et maître es littérature, Harry Quebert, lui-même écrivain reconnu depuis la publication de son roman « Les Origines du mal », et qui vit à présent retiré dans une petite ville du New Hampshire. Leurs touchantes retrouvailles seront bientôt bouleversées lorsqu’Harry sera accusé du meurtre de Nola, une adolescente de 15 ans, avec laquelle il a eu une liaison trente ans plus tôt. Convaincu de son innocence, Marcus laisse en plan son livre pour mener son enquête dans cette petite ville américaine dont l’apparente tranquillité dissimule à peine les agissements de familles plutôt glauques et de policiers ripoux. Bientôt confronté aux secrets et mensonges locaux Marcus y découvre désir, haine, culpabilité, et folie…et  victime de menaces, voit sa vie virer au cauchemar. Seul point positif : les éléments de son enquête nourriront son futur roman, celui-là même que le lecteur est en train de lire….

Pour réussir son livre Dicker a soigneusement réuni tous les ingrédients du succès, avec une couverture, opportunément illustrée d’un tableau d’Edward Hopper, actuellement fort à l’honneur en France. Et surtout une construction originale, habile, voire…retors, toujours diablement efficace. Le livre est structuré en boîtes, s’ouvrant l'une après l'autre, telles des poupées russes, renfermant principalement les deux écrivains et leurs romans reliés à la réalité à des moments distincts dans une  recherche commune du triomphe de la vérité. Assemblé comme un puzzle d’époques et d’écrits puisés à différentes sources, le livre est fertile en rebondissements, fausses pistes et coups de théâtre. Et le lecteur, quelque peu sidéré, y découvre médias, littérature, justice, et religion d’une Amérique pré-Obama en proie à tous les excès.  Avec, en toile de fond, irriguant toutes les pages du roman, un questionnement permanent et souvent pertinent sur l'écriture.

 

Les détracteurs du livre n’ont pas manqué de souligner les empreints quasi systématiques de Joel Dicker au roman anglo-saxon, notamment au polar noir dont il reprend tous les codes: rebondissements, aveux, assassinats et les habituels protagonistes : policiers véreux, victimes, pasteur, secte…confrontés à un contexte dramatique entre violence parentale, psychose infantile, fellations, et même pédophilie avec Nolla, lolita de quinze ans, que n’aurait pas reniée Nabokov…De fait, l’on retrouve dans le livre tout l’univers quasi mythologique de la littérature américaine, celle des Philipp Roth, Norman Mailer, Jonathan Franzen et les autres…Avec leurs cadres habituels : New York, Massachussetts et la Nouvelle Angleterre, plus précisément à Aurora, petite ville archétypique suintant l’ennui avec ses habitants, ses bars et ses rituels, familiers au lecteur. Exit le dépaysement des lieux et du thème de départ :  le   jeune auteur flanqué d’une mère juive à la Woody Allen qui, en panne d’inspiration, renoue avec son aîné, écrivain illustre, lequel vit en ermite dans une « maison d’écrivain », face à l’océan.

Harry, un grand écrivain ? On en est guère convaincu en lisant des extraits de son best- seller, fruit de ses 31 conseils prodigués à son cadet, pour créer un  bouquin génial susceptible d’être vendu à 40 millions d'exemplaires ! Tout d’abord donc, une bonne histoire, à la manière du cinéma ou d’une série télévisée. Pari réussi : le livre de Joël Dicker ferait sans nul doute un bon scénario. Mais la littérature a d’autres exigences : une sensibilité,  un style, une profondeur, en un mot une âme, qu’on cherche en vain dans son roman. Les personnages y sont peu incarnés, notamment celui de Nola qui à peine esquissée rend inexplicable et superficiel l’amour fou que lui voue Harry, d’autant que leurs dialogues, parfois dignes de ceux  d’une littérature de gare, comportent phrases et expressions toutes faites qui émaillent d’ailleurs l’ensemble du roman. De quoi dérouter les vrais amateurs de littérature...

Mais pas ceux des jurés des prix littéraires qui ont néanmoins, couronné le livre de Joël Dicker.  Deviendra-t-il, pour autant un best-seller, comme ce second roman de Marcus, devenu un succès en dépit de la troublante malédiction attachée au second livre d’un auteur ? Le lecteur en jugera. Avec « La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert », Joël Dicker aura peut-être tenté de conjurer le sort mais il aura, quoiqu’il en soit, gagné son  ambitieux pari de départ : "Ecris le livre que tu veux, même si personne n’en veut”. 

  

* La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Joël Dicker. Éd. De Fallois / L’âge d’Homme, 670 pages. 22 €.

 

 

** Extraits

 

*** Vidéo: Joël Dicker vous présente son ouvrage "La vérité sur l'affaire Harry Quebert" aux éditions de Fallois:

 

 

 

 


Philippe Djian

 

L'Interallié pour Philippe Djian...

 

C'est la première fois que Djian reçoit un prix littéraire majeur dans sa carrière.

 

 

 

Une spirale féminine entre mort et sexe…

 

"Oh...", titre singulier du dernier roman de Philippe Djian, est une interjection coincée  entre deux guillemets, telle un soupir féminin aux prises avec la complexité du monde. Trente jours de la vie d’une femme entre sexe et mort en trois points de suspension contée en un monologue intérieur, un bloc nerveux, dépourvu de parties et de chapitres. Un scénario…

 

Cette femme c’est Michelle qui mène une vie moderne et ordinaire dans une banlieue résidentielle en une solitude assumée. Divorcée d’avec un scénariste raté qu’elle voit toujours régulièrement et avec lequel elle a eu un fils totalement immature, elle travaille pour une boîte de production qu’elle dirige, avec une amie, dont le mari est son amant. Sa vie est   tiraillée entre un ex toujours attaché à elle, un amant fort  ennuyeux,  une mère séductrice sur le retour et un père taulard depuis 30 ans qui a tué 70 enfants dans un Club Mickey. Un univers singulier difficile à résumer, car plus proche d’un scénario que d’un roman au sens traditionnel du terme. Sans doute parce que pour Djian l’histoire n'a guère d’importance, ce qui l’intéresse ici c’est la réponse à cette question : comment une femme vit-elle son viol ? La réponse n’est pas simple, d’autant moins dans le cas de Michelle qui, agressée et violée chez elle un jour de décembre,   nouera avec son violeur une relation trouble et ambiguë.

Elle découvre ainsi, entre attraction et répulsion, une «attirance morbide», des pulsions imprévues, des orages plus ou moins désirés vers une zone inexplorée et périlleuse d’elle-même, hors de tout sentimentalisme et de toute bienséance. Elle n’est pas en effet « La femme », mais une Incarnation de décennies féministes:-une femme forte et indépendante qui a toujours su dire « non », quitte à en payer chèrement la facture- et une "étrangère" camusienne  peu étonnée du monde qui l’entoure et qu’elle subit. Une belle opportunité pour Djian donc de démonter et montrer sans juger, comme souvent dans ses livres précédents, les mécanismes fort étranges à l'œuvre dans l’âme humaine. Un mélange d'instincts, de pulsions, de désarroi, de culpabilité, d'innocence,  dans un maelstrom furieux de passions aux manifestations explosives et souvent contradictoires, dans lequel douleur et plaisir s’affranchissent des distinctions usuelles entre bien et mal.

Car le mal est au cœur de ce roman foisonnant dans lequel Djian bouscule comme jamais son lecteur par la seule force de son style. Son écriture quasi-cinématographique au montage serré, épouse parfaitement un synopsis qui, entre réalisme, fantaisie morbide, gravité et ironie cinglante, donne au roman un rythme haletant qui supplée si besoin, à l’essoufflement de la narration, par le recours à de longues ellipses et d’habiles flash-backs. Attention toutefois : le lecteur ne doit pas succomber à la fascination du style, et   rester attentif ! C’est que l’enjeu est d’importance, Djian lui-même, l’explicite : « le lecteur doit toujours faire attention à ne pas me lâcher. Lire n’est pas une promenade, on n’est pas en train de rigoler. La littérature est un truc sérieux car elle change notre vie ».

 

* « Oh... » . Philippe Djian. Ed. Gallimard. 240 p., 18,50 €

 

** vidéo : Philippe Djian vous présente son ouvrage "Oh..." aux éditions Gallimard. Rentrée littéraire automne 2012.

 

*** extraits:

 

 


 

Mathias Enard

 

 

 

 

 

 

Errance et déshérence…

 

Rupture : après « Parlez-leur de batailles, de rois et d'éléphants,  « Rue des voleurs » de Mathias Enard opte cette fois pour l'actualité du Sud de la Méditerranée entre printemps arabe et Europe vacillante en proie aux révoltes des indignés. A la fois série noire, quête éperdue de liberté et roman d’aventure, son récit est un pont reliant deux jeunesses désabusées en quête d’un avenir improbable…

 

Pour appréhender la complexité et la profondeur des "changements sociaux et politiques" à l’œuvre, l'écrivain confie la narration à Lakhdar, jeune Marocain sans histoire de vingt ans, avide de liberté et d'épanouissement dans une société par trop rigide.  Amateur de romans policiers français et de poésie arabe, chassé de chez lui parce qu'il a été surpris nu, dans les bras de sa jeune cousine et depuis en errance, Lakdar rêve de parcourir le monde sans papiers ni entraves comme jadis son héros Ibn Battuta, grand voyageur arabe du XIV e siècle.

Mais sept cents ans plus tard son voyage se mue en longue et pitoyable errance sur fond de quête identitaire incertaine mêlant découverte sexuelle, textuelle et politique. Il va ainsi successivement fréquenter des milieux intégristes, s’éprendre d’une jeune étudiante barcelonaise, travailler dans une entreprise française d’édition sur le Net, s’enrôler sur un ferry reliant Tanger à Algésiras, avant d’assister un croque-mort ibérique. Il échouera finalement Rue des voleurs (vrai nom d’une rue de Barcelone), refuge pouilleux et poétique où se croisent mendiants, sans papiers, drogués et putes… Un voyage chaotique entre Tanger et la Catalogne via l'Andalousie, doublé d’un voyage littéraire entre polars et poésie arabe et persane. Le tout sur fond d’actualité politique brûlante : le Printemps arabe, la réactivation des cellules dormantes de l'islamisme, l'attentat de Marrakech, les corps échoués des candidats à l'immigration gonflés d'eau sur les plages européennes, les tueries de Toulouse, les émeutes des jeunes indignés de Barcelone…

 

Mathias Enard a volontairement doublement excentré son propos en choisissant comme point de départ de son roman Tanger, improbable extrémité géographique et symbolique du monde arabe d'aujourd'hui et comme narrateur, Lakhdar, issu de sa banlieue, lui aussi, "excentré" par rapport aux révolutions arabes. Toujours en recherche de lui-même il sera successivement lecteur, libraire et rédacteur, se construisant par la lecture des romans étrangers. Ce double décentrage assumé permet à Mathias Enard d’aborder différents milieux sociaux avec la plus grande des lucidités plaçant ainsi l'humain au centre et au sommet de la  complexité de notre monde qui par delà la diversité des cultures qui s’interpellent et s’entrechoquent, révèle aussi des convergences : aspirations des jeunesses en quête d'espoir et constat d’un inéluctable destin commun des peuples d’Europe et du monde arabe. Entre pessimisme absolu et grandes espérances « Rue des voleurs » est ainsi  un conte bienveillant sur la lutte d’une jeune génération qui à défaut d'être heureuse, revendique haut et fort sa dignité…

 

* Rue des voleurs. Mathias Enard. Ed. Actes Sud. 252 p. 21,50 €.

 - Extraits

 

 

 

 

 

 Domaine étranger:

 

 

 

Philipp Roth : exit la fiction….

 

 

 

 

 

Comme chaque année à pareille époque le Roth nouveau est arrivé ! Selon lui le dernier pour en finir avec les affres d’une fiction à laquelle il aura consacré toute sa vie…« Némésis » la déesse grecque de la vengeance, muse de ses derniers ouvrages, donne logiquement son nom au dernier volume de sa tétralogie conçue comme « une séquence de réflexion sur le cataclysme » : Everyman (2006), Indignation (2008), Le Rabaissement (2009) et Némésis(2010)'. Une tétralogie sous le signe de la mort qui conduit le bal, fidèle compagne de la  “nemeses”, fatalité, malchance, force insurmontable du destin, ombre menaçante et omniprésente sur la destinée de ses héros. En 1944 dans Némésis, la nemeses est le spectre de la polio qui s'acharne sur le quartier juif de Newark exacerbant la tyrannie de la conscience de son héros, surtout victime de son sens extrême de la responsabilité.

 

Comme dans La Peste de Camus, on assiste à la progression de l’épidémie, la hantise de la contamination, l’affolement général et l’exacerbation de la paranoïa face à un mal insaisissable ravageant les corps et les esprits et ses répercussions entre repli égoïste sur soi ou culpabilité individuelle. Les grands thèmes « rothiens »: la judéité, la peur, la culpabilité, l’injustice sont à l’œuvre et plus encore la mort perçue comme une injustice, une grossièreté d’un Dieu pervers, seul vrai  responsable de toutes les souffrances de l'humanité.

 

Ce Dieu qualifié de  "pervers timbré" ou de « mauvais génie démoniaque »  sévit donc à Newark, durant l’été 1944. L’Amérique, en guerre sur deux fronts, mobilise ses enfants, mais Bucky Cantor, jeune et vigoureux professeur de gymnastique est réformé en raison de sa vue très basse, tandis que ses frères risquent leurs vies sur les côtes normandes. Le jeune homme souffre de ne rien endurer, jusqu'à ce que la polio, ange exterminateur invisible et mortel ne s’emploie à décimer impitoyablement les plus jeunes. Dans l’ignorance de ses  causes et de ses modes de propagation tout et tous sont suspectés: mouches, moustiques, pigeons, chats et chiens errants, et surtout, comme toujours, l’étranger, bientôt soupçonné et exclus … Tous les efforts pour endiguer la maladie semblent vains pour des  familles paniquées qui en arrivent à prendre des précautions excessives pour préserver leurs enfants.

 

 Trente ans après les faits, l’un des enfants du quartier devenu adulte, est le chroniqueur fidèle de la vertigineuse crise morale et spirituelle qu'affronte alors « Mr Cantor ». Scrupuleux à l’excès, Bucky Cantor prend sur lui toute la responsabilité du mal, tout en estimant que seule la pratique du sport épargnera aux enfants la vague meurtrière. En vain…bientôt découragé et inquiet pour lui-même il cède à l’appel de sa fiancée et rejoint un camp de vacances, loin des miasmes de la ville. Tout à son nouveau bonheur il ne peut s’empêcher de s’interroger sur la part de Dieu dans cette tragédie, ce qui l’éloigne de sa fiancée indéfectiblement croyante. Qui plus est, le sort s’acharne : bien qu’ayant abandonné ses élèves malades, Bucky découvre qu’il a lui-même contracté la polio et pire encore, qu’il l’a transmise aux enfants du camp. Alors plus que jamais écartelé entre culpabilité et remords et indigné par l’antisémitisme qui ravage les cœurs et les esprits ; tout autant que le virus, il finit par vivre seul,  pauvre et définitivement handicapé.

 

Le roman se conclut, trente ans après en un duel d’essence quasi métaphysique, entre Bucky, plus que jamais en colère contre Dieu et l’un de ses anciens élèves de Newark, victime lui aussi, de l'épidémie. Le jeune homme, en dépit des lourdes séquelles de la maladie est devenu un  homme apaisé, tandis que son ancien maitre, devenu définitivement athée, demeure le défenseur de la « présomption d'innocence » des humains.  Roth se garde bien de prendre partie entre l’un et l’autre, précisant : « Le roman est fait pour poser des questions, pas pour apporter des réponses…Je n’écris pas de livres philosophiques…à chacun donc de choisir en « conscience »… ». Ce qui est sans doute la conséquence de cet ultime aveu :« J’ai atteint l’apothéose de ma vie : aujourd’hui, je sais que je ne sais pas… »

 

 

* Némésis. Philipp Roth. Ed. Gallimard. 240 pages, 18,90 €

 

 

Les carnets de route de François Busnel, France 5
Rencontre avec Philip Roth :

 



14/10/2012
0 Poster un commentaire