mars 2008

- mars 2008

Le temps passe. Et chaque fois qu'il y a du temps qui passe, il y a quelque chose qui s'efface" (J. ROMAIN, Les Hommes de Bonne Volonté, "Les Amours Enfantines").

Les années
Au moment de notre mort images et mots s'effaceront en une seconde reléguant à l'instant impitoyablement ce que nous fûmes et ce que fût notre passé. Il y a donc urgence à «sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais». Oui mais quoi ? Pourquoi ? Et comment ? L'entreprise est éminemment littéraire, elle est même en quelque sorte, la quintessence de la littérature et même de l'Art. L'ombre immense et formidable de Proust semble défier l'impudent littérateur qui ose s'atteler, même humblement à la tâche. Comment oser écrire sur le temps perdu puis retrouvé après ce géant qui en fit le « grande œuvre » de sa vie? Voilà qui requiert, tout à la fois ambition, talent et maturité. Annie Ernaux n'était pas la plus mal placée à ce titre pour relever avec succès le défi. Et, disons le d'emblée, « Les Années » est sans nul doute le livre le plus ambitieux d'Annie Ernaux,  et il est également le plus réussi. 
Ce défi lancé à elle-même était éminemment proustien : «réintégrer fugitivement toutes les formes de l'être qu'on a été, durant quelque soixante ans d'événements petits et grands ? ». Mais qu'en est-il ?  « Les Années » réassemble les éléments d'un puzzle constitué d'époques successives, parfois contradictoires, assemblé sous son regard en forme de portrait de femme. Les éléments épars du puzzle : une photo,  un film amateur , un repas familial, sont autant d'éléments tangibles, de fragments objectifs sur lesquels s'appuient solidement les  textes où résonnent encore à l'infini réminiscences et fragments de mémoire : chansons, publicités, choses vues et entendues dans la rue, à la télévision, à la radio, expressions populaires, jargon ou vocabulaire familial, jeux de mots et histoires drôles, qui même lointaines continuent à hanter l'inconscient et la mémoire.
Les événements politiques et les acquis sociaux servent de toile de fond à cette peinture de la transformation de notre société autour des dates clés, entre espoirs et désillusions, des mois de mai 1968, 1981 et 2002.  Récit des origines tout d'abord: la guerre, la peur, la faim, l'immédiat après-guerre : le chemin de l'école à travers les ruines avec dans l'estomac des relents d'huile de foie de morue,  la rareté de tout et puis la vie à la campagne et son héritage inconscient : les gestes brusques, le souci de ne pas gâcher, le souci du « qu'en dira t'on » et tant d'autres attitudes façonnant à son insu l'enfance d'une enfant bientôt devenue adolescente au «corps poisseux» aspirant à l'amour, puis étudiante écartelée entre deux modèles : Mylène Demongeot …Simone de Beauvoir. Et puis, et puis  toutes les vies successives de jeune épouse bourgeoise, de mère lasse, de femme gelée, de divorcée qui a un amant, puis (en fait très–trop vite ?) une femme d'âge mûre entourant de ses bras sa petite-fille.
Le pari est en partie réussi, car comment ne pas se retrouver dans ces années ?
L'entreprise n'est pas sans rappeler l'excellent roman « une vie française » (*) qui excellait à évoquer cette génération du baby-boom qui a tant espéré et pas toujours beaucoup obtenu, ses espoirs et ses désillusions avec pour repères la vie politique et sociale de son époque. Dans le livre d'Annie Ernaux le propos est plus universel et le lecteur, toutes générations confondues, y puisera ses madeleines, même si le portrait est particulièrement touchant, pour tous ceux, qui sont peu ou prou de la même  génération et qui s'y retrouveront avec une pointe de mélancolie.  Sans doute peut-on regretter au fil de la lecture le recours un peu systématique pour chaque période à la méthode choisie pour son exploration du temps. Mais du moins est-elle parvenue à redonner : »Une coulée de lumière et d'ombre sur des visages » en ressuscitant ce « temps immobile à grand pas » cher à Valéry !
(*) Une vie française. Jean-Paul Dubois. Prix Femina 2004. Ed. Points Seuil.401 pages. 7,90 euros.
(**) Les Années. Annie Ernaux. Ed. Gallimard. 242 pages. 17 euros

Une folle équipée !
Teint mat, cheveux crépus, patronyme juif, Sasha Goldberg est une grosse adolescente perdue au fin fond d'une vallée minière sinistrée, elle est la  risée de ses camarades post-soviétiques   sans le réconfort d'une mère, déçue par cette enfant décidément indigne de l'intelligentsia. Son père, fils d'une Russe et d'un Africain  abandonné puis rapidement adopté par un couple d'ingénieurs, les Goldberg, a émigré aux Etats-Unis et  Sasha va tenter, à son tour, le même voyage vers le rêve américain. Plus précisément à  Phoenix, au bras de Neil,  cow-boy dégarni de vingt ans son aîné, avec lequel elle s'est fiancée par correspondance, et à  Chicago, auprès de ses compatriotes émigrés, entre corvées ménagères, galas de bienfaisance et cours accélérés de judaïsme. Sasha court après tout : sa vie, son père et son identité, et surtout vers un endroit où poser enfin son sac et être elle-même.
 Pour ce premier roman Anya Ulinich, Russe émigrée aux Etats-Unis,  réussit un coup de maître. Pour relater l'itinéraire surréaliste de son héroïne elle a alertement brossé le portrait de deux mondes, aux antipodes l'un de l'autre, recourrant à toutes les nuances d'une riche palette littéraire  qui mêle: satire sociale, humour grinçant,  sens du récit et du détail assassin, dialogues toniques…Le résultat ? Une satire du racisme, du sexisme, de la philanthropie artificielle et de la bonne conscience des privilégiés.  Et un lecteur décidément heureux d'avoir été embarqué dans cette folle équipée !
La Folle Équipée de Sashenka Goldberg . Anya Ulinich  Ed. Belfond. . 420 pages. 21 euros.
Chronique d'un château hanté en provence.
 Voici le dernier roman d'un jeune homme de bientôt 86 ans, Pierre Magnan, plus exactement  son 31ème livre: "Chronique d'un château hanté" aux éditions Denoël. Toujours alerte, il nous convie à une grande chevauchée par delà les siècles du  Moyen -Âge à 1914-1918. Soit six siècles éprouvants en Provence: peste noire, famine, guerres de religion, Révolution, épopée napoléonienne…Six siècles et six générations perturbées par un trésor inestimable quoique sans valeur autour d'un château sis en Provence, avec comme témoin unique et multiséculaire, un chêne majestueux. Une fresque étourdissante dans laquelle notre romancier octogénaire fait l'Histoire, dans un chaudron provençal, où s'agitent pêle-mêle des personnages hauts en couleur assaisonnés d'un suspens « baroque ». Une bonne occasion de découvrir Pierre Magnan, avec ce livre qu'il qualifie lui-même de « chant du cygne » !
*Chronique d'un château hanté.  Pierre Magnan. Ed. Denoel. 427 pages. 22 euros.

Indochine, dernière…
 Un jeune homme d'ordinaire passif et silencieux va tenter de revenir sur le passé de son grand-père, installé à Saigon au début du XXe siècle, et ses conséquences sur l'engagement de son père dans les paras. Chemin faisant il va cesser de vivre en spectateur de lui-même en s'accrochant à tout ce qui survit à l'homme pour donner corps au silence: nature, pierre, objets…créant ainsi de singulières et touchantes correspondances entre êtres et objets.
Cette quête des origines et de soi, thème cher à Bertrand Godbille, est traitée avec élégance  délicatesse et une douce mélancolie omniprésente au fil des pages. Et les émotions les plus infimes et les plus touchantes se succèdent dans un tableau d'ensemble quasi-impressionniste qui ne peut qu'émouvoir le lecteur.

Indochine, dernière. Godbille Bertrand. Ed Anne Carrière. 195 pages.17 euros.

Ah les braves gens !
Il aura fallu trois ans d'enquête à Marie-Monique Robin, journaliste indépendante pour réaliser dans  un livre dense et un documentaire diffusé sur Arte (*) :  le  portrait accablant de Monsanto, multinationale au superbe slogan:«Nourriture, santé et espoir», derrière lequel se cache une entreprise qui aura grandement contribué à empoisonner notre planète et la santé humaine: les PCB (plus connus en France sous le nom de pyralènes), l'agent Orange défoliant utilisé pendant la guerre du Vietnam, la dioxyne (on se rappelle notamment Seveso en 1976), le DDT, (aujourd'hui prohibé), l'aspartame, (dont l'innocuité est loin d'avoir été démontrée),  les hormones de croissance laitière et bovine (interdites en Europe) sans oublier le Roundup, herbicide bien connu des jardiniers qui s'est révélé cancérigène. Aujourd'hui, Monsanto est le leader mondial des OGM couvrant quelque 100 millions d'hectares de culture en 2007, dont 90% correspondent à des caractéristiques génétiques brevetées par ses soins. Des OGM conçues comme des outils destinés à imposer un nouvel ordre agricole mondial en assurant l'hégémonie de quelques firmes agro semencières au détriment de la diversité génétique planétaire et des paysans, privés de leur indépendance et du droit ancestral d'échanger les semences. Des OGM pour lesquels des études suffisantes pour en vérifier l'innocuité n'ont jamais été menées en raison du "principe d'équivalence en substance " qui établit qu'un plant transgénique est identique à un plan non modifié, et que donc les expériences sont inutiles!
 Fruit d'une enquête exceptionnelle de trois ans qui a conduit notre journaliste dans trois continents (Amérique du Nord et du Sud, Europe et Asie) d'où elle a recueilli nombre de témoignages inédits, notamment de chercheurs qui ont dénonçé : "ici une manipulation, là un mensonge ou encore des drames humains à répétition", quitte à être confrontés à de graves difficultés personnelles ou professionnelles, Monsanto optant pour une discréditation sans merci de ceux qui osent contester le bien-fondé de ses produits. Ah les braves gens !
* Le Monde selon Monsanto. Marie-Monique Robin, Ed. La Découverte.372 pages. 20 euros.
* Monsanto, une entreprise qui vous veut du bien.  Marie-Monique Robin. Documentaire diffusé en mars dernier sur Arte.

Robert …c'est aussi l'Amérique.
Parmi les boys qui débarquèrent sur les plages normandes en juin 1944 on comptait plusieurs régiments de soldats noirs, victimes d'une véritable ségrégation qui ne devait cesser qu'avec la guerre de Corée. Dépourvus d'armes et affectés aux tâches les plus ordinaires, ils étaient victimes d'une forme de racisme digne de celui du Sud esclavagiste. Deux poids, deux mesures : lorsqu'un boy noir était l'auteur d'un viol il était la plupart du temps promptement pendu, ce qui n'était pas forcément le cas des blancs coupables des mêmes faits.
 Cet épisode sombre et caché de l'Histoire américaine est l'objet de «Jusqu'à ce que mort s'ensuive » Roger Martin,  auteur engagé, spécialiste de l'histoire du Ku Klux Klan et auteur notamment d'un «Dictionnaire iconoclaste des Etats-Unis», sur la face sombre de la démocratie américaine.
 Douglas Bradley, l'un des enfants de la bonne bourgeoisie noire d'Atlanta, fils d'un des responsables de  Coca-Cola, va découvrir, à la suite du refus de sa candidature à une académie militaire, un secret familial bien gardé. Son grand-père, Robert, accusé du viol d'une jeune française, puis pendu, en juin 1944  repose à présent dans un cimetière militaire américain près de Fère-en-Tardenois en compagnie de 96 autres soldats exécutés dans les mêmes conditions. Dès lors, du cimetière normand  à la Belgique, le jeune Douglas va partir à la recherche des derniers témoins, et chemin faisant, découvrira un secret d'Etat bien gardé aux Etats-Unis : en 1943, au camp Van Dorn, dans le Mississippi, le massacre à la mitrailleuse de près de 1000 soldats noirs révoltés du 364e d'infanterie. 
Roger Martin signe un terrible et fort instructif roman qui explore la nauséabonde mémoire   d'une certaine Amérique. Et le lecteur incrédule tourne les pages en se bouchant les narines !  
*Jusqu'à ce que mort s'ensuive - Roger Martin.  Ed. Le Cherche-Midi. 372 pages. 17 €


Navigation et médecine

1576, au monastère de Campodios, l'abbé Hardinus, sur le point de mourir, s'adresse une dernière fois au jeune Vitus pour lui apprendre qu'il est un enfant trouvé et  l'encourager à partir à la recherche de ses origines. Pour seul indice, Vitus possède une étoffe brodée d'armoiries avec laquelle il quitte le monastère en serrant contre lui un ouvrage très complet sur la médecine et la chirurgie, art qu'il a pu apprendre au côté du père Thomas. Mais le monde extérieur n'est pas un long fleuve tranquille. Vitus au cours de ce est confronté à mille péripéties entre l'Espagne et l'Angleterre au XVIe siècle. Tandis qu'au fil des pages de ce roman historique et initiatique, Wolf Serno met à profit la quête de son jeune héros pour dépeindre l'Espagne de la Renaissance: l'Inquisition, les gens du voyage, les expéditions maritimes...Le tout finement serti un grand roman d'aventure historique qui chemine entre coïncidences et rebondissements incessants, et surtout le pur plaisir de naviguer en découvrant l'histoire passionnante, des premières conquêtes médicales.
* Le chirurgien ambulant. Wolf Serno. Ed. De Fallois.525 pages. 22 euros.

Un « Malgré Nous » dans les campagnes normandes.
En 1943, un régiment blindé allemand est transféré à Épaignes, en Normandie. Parmi les , le jeune Nicolas Fischer, un Mosellan incorporé contre son gré dans la Wehrmacht qui, au cours de la bataille de Normandie, perd tout contact avec son unité. Au détour d'un champ, sa route croise celle de Rose-Marie. Pour elle le « Malgré Nous » se fait paysan. La paix revenue les jeunes gens ont décidé de se marier mais dans le village on s'interroge sur le passé du nouveau venu. Et un ouvrier agricole éconduit par Rose-Marie a juré de tuer Nicolas le jour de ses noces. Sur le sujet peu connu et toujours douloureux des « Malgré Nous » Gilles Jacob dépeint et réunit avec le talent qu'on lui connaît, la guerre, l'amour, le monde rural, en s'attardant un plaisir non dissimulé, sur cette Normandie qui demeure  le sujet central de la plupart des livres de notre talentueux touche à tout littéraire.
*Un homme bien tranquille. Yves Jacob. Ed. Presses de la Cité. 300 pages. 19 euros.

Maudit Blucher !…

Pour ses 30 ans, l'excellente collection Champs -Flammarion se donne un petit coup de jeune: nouvelles couvertures, domaines de connaissance mieux identifiés,
et nouveautés résolument ancrées dans les débats de notre époque. De quoi assurer la pérennité de cette collection dont l'objectif reste identique : faire  connaître au plus grand nombre ouvrages de référence et essais majeurs de notre temps, écrits par les plus grands spécialistes.
Parmi ceux-ci retenons notamment :  « Waterloo » d'Alessandro Barbero, passionnant à plus d'un titre pour qui aime l'Histoire. Car cette bataille : « charnière du XIXe siècle », selon Victor Hugo, n'eût pas seulement pour effet de détrôner Napoléon et d'assurer la paix en Europe pendant plus de quarante ans. Elle a aussi marqué, sans nul doute, la fin de l'hégémonie française en Europe au profit d'une hégémonie anglaise, et plus largement, anglo-saxonne, qui a depuis hélas, perduré ! L'affaire mérite donc qu'on y regarde de plus près, c'est tout l'intérêt de ce livre qui entremêle savamment et souvent avec humour, sources et  témoignages, cartes et analyses rigoureuses, dialogues hauts en couleur et aperçus historiques, livrant ainsi le roman palpitant de cet affrontement de titans à l'issue incertaine! Hélas,  faute de Grouchy ont eût Blucher !
Waterloo. Alessandro Barbero. Ed. Champs Flammarion.528 pages. 9 euros.




15/02/2009
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