Printemps 2014
Dire non !
Après ces périodes électorales où les Français semblent se désintéresser de plus en plus de la vie politique, le président et co-fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, signe avec « Dire non », un passionnant pamphlet en faveur d'un sursaut démocratique et social .
En avant-propos, Edwy Plenel explique sa démarche : "La France ressemble ces temps-ci à un Titanic dont l’équipage irait droit vers l’iceberg, le sachant et le voyant mais ne trouvant rien pour l’empêcher. Economique, sociale, démocratique, européenne, culturelle, écologique, etc. : les crises s’accumulent dans une confusion du sens et une perte de repère dont aucune force ne semble capable de dénouer les fils, à l’exception des tenants de la régression la plus obscure vers le plaisir de détester ensemble – les Juifs, les Musulmans, les Arabes, les Noirs, les Roms, les étrangers, le monde, l’Europe, mais aussi les homosexuels, sans oublier les femmes, bref les autres, tous les autres. Passions tristes de l’inégalité, des hiérarchies et des discriminations ; passions dangereuses et ravageuses qui, inéluctablement, en viennent à trier, séparer et sélectionner, parmi notre commune humanité. Passions qui ruinent l’espérance d’émancipation, dont l’égalité des droits et des possibles a toujours été le moteur". A l'appui de sa démarche il cite Gramsci, pour qualifier la période actuelle : "Une crise c'est un moment où l'ancien meurt et où le nouveau ne peut pas naître. Pendant cet interrègne, naissent les phénomènes morbides les plus variés", des « monstres » qui menacent actuellement la démocratie française, notamment la xénophobie et la haine de l'autre. Pour contrer l'émergence de ces "monstres" il propose de prendre son sort en main, comme il l'a fait avec la création et le succès de Mediapart.
Son objectif : contrer l'hyper-présidence et la rupture des digues entre la République et le fascisme, en fustigeant aussi bien la France de Sarkozy que celle de Hollande : « Malgré les promesses de campagne et la volonté de faire table rase des années Sarkozy, il s’est avéré très vite que le manque de courage, le renoncement et le retour du pouvoir personnel étaient devenus la marque de fabrique de l’ère Hollande. A cet égard la phrase de François Mitterrand, datant de 1964, « Ils gouvernèrent comme ils avaient vécu, à coups d’imperceptibles adaptations », s'accorde parfaitement à notre temps. Nous ne sommes pas néanmoins condamnés à cette fatalité. Citant Mendès France dans « Dire non », il rappelle que la démocratie est une révolution, une invention permanente, un mouvement perpétuel. Et constatant que "la simple démocratie représentative, trouve ses limites propose :Nous devons inventer autre chose....ouvrir le champ des possibles, élargir le jeu de la délibération, pour une invention collective de nouvelles solutions. Dire non, c'est, en ce sens, ouvrir ce chemin où s'invente un oui, et seul le retour aux valeurs démocratiques peut nous sortir du marasme et nous détourner de la haine et de la peur" . Et revenir à notre devise nationale : la liberté et la fraternité, et bien sûr, l’égalité qui permettront aux citoyens, de « dire non » aux dérives les plus extrêmes.
* Dire non. Edwy Plenel. Ed. Don Quichotte.182p. 14 €.
Un (vrai) homme d'Etat...
Avec son « Jules Ferry » Mona Ozouf normalienne, agrégée de philosophie, spécialiste de la période révolutionnaire et de la Troisième République apporte en un remarquable ouvrage court et dense, quelques précisions décisives sur l'apport de Jules Ferry dans la vie politique française et dans l'histoire de la IIIe République. Nous lui devons , non seulement l'école gratuite, laïque et obligatoire, mais aussi quelques-unes de nos libertés fondamentales qui perdurent aujourd'hui , non sans susciter de vifs débats. D'où l'utilité de livre de Mona Ozouf qui, loin de toutes caricatures et de tous simplismes dresse de Jules Ferry un un portrait subtil et attachant en replaçant l'homme et son action politique dans son contexte.
L'homme fut à son époque le plus haï de la vie politique française en dépit d'une œuvre fondamentale en tant que législateur et penseur de la République. Une œuvre construite à partir d'un constat réaliste : l'échec de la République, qui, depuis la Révolution française, peinait à s'enraciner dans un pays perpétuellement divisé. Il fallait donc donner à cette République naissante, encore fragile, les moyens de s'enraciner dans le cœur des Français et donc: « Organiser l'humanité sans Dieu et sans roi » et façonner "l'âme nationale" pour combler la fracture politique du pays. A partir de ce constat il promulgue en six ans (1879-1884) des lois essentielles sur la liberté de réunion et de la presse, les droits des syndicats et l'élection des maires au suffrage universel. Mais fait l'impasse sur la politique sociale : considérant que la principale inégalité est celle de l'instruction qui permettra de vaincre la misère, elle permettra avec le suffrage local, de transformer le plus petit village de France et même du monde avec la colonisation, qui offrira la possibilité d'éduquer des races ou des « civilisations inférieures, » en leur apportant les bienfaits du progrès, et des Lumières, avant d'être aussi promesse de débouchés pour l'économie française. C'est grâce à elle , après le traumatisme de la guerre de 1870-1871 et l'amputation de l'Alsace-Lorraine, que la France pourra redevenir une puissance hors d'Europe.
"...homme ardent mais toujours soucieux de rendre ses réformes écoutables, acceptables, et prêt à transiger sur l’accessoire pourvu que l’essentiel soit préservé » Jules Ferry réussit ainsi une synthèse républicaine conjuguant autorité de l'Etat et autonomie de l'individu, accomplissement de la promesse républicaine et critique du maximalisme républicain. Ce qu'on appelle un homme d'Etat... une race en voie d'extinction !
* JULES FERRY. LA LIBERTÉ ET LA TRADITION. Mona Ozouf, Ed. Gallimard, 128 p., 12 €.
Les hypers : fête ou aliénation ?
Annie Ernaux écrit depuis toujours sur ce qui constitue intimement notre vie avec de très beaux textes aux accents autobiographiques, tels : Les Armoires vides, Les Années, La Place etc...
Et parce que : "Voir pour écrire, c'est voir autrement" et conférer une valeur d'existence aux objets et aux individus elle entend avec son nouveau récit, « Regarde les lumières mon amour », aller plus loin encore dans ce qu'on appelle «la vraie vie» avec ce sixième titre de la collection "Raconter la vie" (lancée au Seuil par Pierre Rosanvallon), elle publie une année du journal de ses passages au Centre commercial de la région parisienne qu'elle fréquente.
Entreprise inédite, le supermarché n'était pas jusqu'ici un thème littéraire, sans doute parce ce que : « Ce qui relève du champ d'activité plus ou moins spécifique des femmes est traditionnellement invisible, non pris en compte, comme d'ailleurs le travail spécifique qu'elles effectuent." Un journal mais aussi une tentative d'interrogation sur elle-même, sur ce double mouvement d'attraction-répulsion suscité par ce lieu à la fois grand rendez-vous humain, et spectacle.
L'hypermarché comme sujet et comme lieu de mémoire ? Oui, parce que les grandes surfaces « font partie du paysage d'enfance de tous ceux qui ont moins de 50 ans ». Qu'il est «un grand rendez-vous humain » des sociétés contemporaines, le temple de la consommation mais également un « spectacle », hautement trivial, propice à la « capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères » en un espace défini.
Dans un premier temps, elle choisit de se concentrer sur des notations de base, d’ordre politique et social. Car : « ce lieu unique où se côtoient toutes les catégories sociales, est un extraordinaire terrain d'observation du monde dans toutes ses dimensions : le travail, la place de la femme dans la société, l'économie libérale, l'immigration, la religion, les loisirs, la mondialisation…et promesse (réelle ou imaginaire) de bonheurs, est aussi un espace où s'exerce la violence de l'économie marchande, qui contribue au "maintien dans la résignation sociale". Puis, chemin faisant elle enregistre les détails du décor, les visages, les attitudes, attentive à l'individu tel qu'il se comporte, s'intègre, se débat ou tente de s'évader (en pensée) de cet étrange biotope, non exempt de violence. Elle analyse les motifs qui l'amènent, elle-même, à s'y immerger, à y faire parfois l'expérience du bonheur, parfois celle de la torpeur Elle s'indigne au rayon des jouets : garçons d’un côté, filles de l’autre,... «Je pense aux Femen, c’est ici qu’il vous faut venir, à la source du façonnement de nos inconscients, faire un beau saccage de tous ces objets de transmission. J’en serai.» Confrontée aux caisses automatiques, elle enregistre à la fois «la docilité des consommateurs» et la disparition programmée des caissières et leur rude existence à 3 000 articles scannés par heure. Puis s'interroge sur l'étrangeté d'un lieu où 130 nationalités se frôlent sans vraiment se rencontrer et sur la solitude inhumaine de ces vieux silencieux . Un lieu sans cesse traversé par les saisons et par les fêtes...où coexistent l’individuel et le collectif, les pauvres (rayons discount) et les moins pauvres (rayons bio)...Et plus généralement s'interroge sur l'ambiguïté de notre rapport à la féerie marchande, qui ravit autant qu'elle aliène. Ce qui l'amène a conclure : « M’est venue la question que je me pose des quantités de fois, la seule qui vaille : pourquoi on ne se révolte pas? Pourquoi ne pas se venger de l’attente imposée par un hypermarché en décidant tous ensemble de puiser dans ces paquets de biscuits, ces plaques de chocolat ?” Il deviendra difficile désormais de pousser innocemment son caddie après la lecture de son petit livre !
* Regarde les lumières, mon amour, Annie Ernaux, Seuil, 72 p., 5,90€
Généalogie d'une vie
Pascal Bruckner, romancier, essayiste, polémiste et homme à tout penser, publie « Un Bon Fils », récit puissant et émouvant, véritable « roman des origines », dans lequel il raconte sa filiation personnelle et intellectuelle. Le secret sésame de son oeuvre au parcours improbable qui, du maoïsme au sarkozysme, le vit stigmatiser le tiers-mondisme, le masochisme occidental, le despotisme de l'écologie, militer contre les Serbes, plaider pour la création d'un Etat palestinien et la guerre en Irak ou plus récemment encore défendre la prostitution en France.
Il fit en 1981, une entrée fracassante en littérature avec «Lunes de fiel», la descente aux enfers d'un couple happé par le vertige de l'autodestruction dont le tortionnaire avait pour modèle son père, disparu en 2012, à plus de 90 ans, au terme d'une vie emplie de bruit et de fureur qui aura exténué tous ses proches. A commencer par lui-même, un enfant fragile d'après guerre qui chaque soir, prie le ciel pour la mort de ce père haï, redoutable et singulier. Au civil , un ingénieur des Mines, en famille, un tyran sadique et violent, un physique à la Jean-Marie Le Pen, frappant et persécutant femme et enfants. Obsessionnellement antisémite et raciste, il célébrait sans complexe fascisme et révisionnisme, puisant dans sa haine l'énergie de vivre et de survivre. Bref : un véritable «vieux salaud» contre lequel son fils va se construire et s'astreindre à : «penser mieux en pensant contre lui». Non sans éprouver le dégoût de retrouver en lui-même la persistance de ce qu'il déteste, et même à se surprendre à admirer : « la fierté de ce vieux qui avait du cran.», par ailleurs , grand lecteur et grand-père aimant. Dès lors, s'efforçant de « devenir enfin l'objet d'exécration de [son] père,[d']incarner dans [sa] chair ce qu'il haïssait le plus », Bruckner va tout faire pour devenir le contre-modèle du père (« Je suis sa défaite »). Elève de Jankélévitch et de Barthes, meilleur ami de Finkielkraut, il se réjouira, alors même que sa famille est d'origine protestante, d'être classé à tort, parmi les « intellectuels juifs »,s'éprendra de femmes aux racines lointaines et deviendra père aimant et écrivain reconnu.
L'âge venant avec le détachement et la distance qui font la force de son livre, Bruckner s'est gardé de cultiver en lui la rancœur : « La colère s'était atténuée sans que l'affection s'installe. Je lui vouais une tendresse navrée mâtinée d'exaspération. Je n'avais plus la force de le haïr. Je lui avais pardonné, par fatigue »..Et finalement: «un bon fils».
*Un bon fils. Pascal Bruckner, Grasset, 250 p., 18 €
Polar noir chez les petits blancs.
Avec « Aux animaux la guerre», premier roman d'un jeune auteur, Nicolas Mathieu, voici l'occasion plutôt rare aujourd'hui de lire un passionnant polar sur fond d'une France rurale abandonnée à elle-même qui souffre en silence du chômage et des délocalisations.
Dans un coin des Vosges recouvert par la neige, une usine est sur le point de fermer laissant une centaine de salariés sur le carreau. Sans illusions sur les luttes qui s'ensuivent entre patronat et syndicats, chômage et RSA, ils en ont trop vus et pressentent que c'est foutu d'avance. Les jeunes vivent à la petite semaine partageant leur temps entre troquets, joints, échappées en deux roues, propos imbéciles sur fond de mauvaise musique, s'en remettant à de petits trafics pour tenter de survivre dans l’espoir insensé de jours meilleurs, parfois entrevus en d'éphémères et illusoires rencontres amoureuses.
Une France en voie de désindustrialisation, une France qui souffre, celle des petits blancs qui, écartelés entre frustration et rancœur de l'abandon, sombrent peu à peu dans l'alcoolisme et la haine de l'autre. Le terreau même du Front National. Nul besoin de politologues pour comprendre son enracinement. Nicolas Mathieu lui, a tout vu, tout compris, tout retranscrit avec une écriture impeccable à la précision quasi cinématographique. Sans juger ni préjugés. Ces gens là sont les siens...ni bons ni méchants, juste des français ordinaires qui, dans leur coin dérouillent et se débrouillent, avec le peu de moyens qui sont les leurs.
* Aux animaux la guerre, par Nicolas Mathieu. Actes Sud. 360p., 22,50€
Transparence et déshérence...
Cinq romans, dont deux traduits, Les Privilèges et La Fabrique des illusions, ont imposé Jonathan Dee parmi les meilleurs écrivains américains contemporains. Il excelle notamment, à mettre en scène avec un humour acide la chute d'américains fortunés.
Son dernier livre La Fabrique des illusions, s'ouvre ainsi sur un brillant chapitre de rupture conjugale, au sein d'une famille aisée de la banlieue new-yorkaise : jolie maison tenue par Helen, mère attentive et épouse dévouée, une ado typique, et un mari associé dans un cabinet d'avocats mais désormais aux prises avec une histoire de mœurs montée en épingle. Il perd son emploi et fait la une des journaux. Helen à la fois intransigeante et ingénue, aux prises avec l'usure de son couple après dix-huit ans de mariage est perdue et désormais seule avec sa fille, se retrouve à cinquante ans,dans l'obligation de travailler. Elle trouve un emploi de chargée relations publiques où elle montre un don pour la gestion de crise et s'y découvre un talent insoupçonné, et très rare : celui de faire s'excuser les plus endurcis des hommes de pouvoir. Son conseil : faire amende honorable plutôt que de nier ses torts et ne pas hésiter à se confesser en public. Avouer tout. Même ce dont vous êtes innocent ! Une stratégie qui lui permet de transformer les crises en secondes chances. Accaparée par son travail et grisée par son succès elle délaisse sa fille et son mari éprouvant ainsi elle-même sa propre capacité à pardonner.
Observateur acide de la société américaine et de ses illusions Jonathan Dee n'a rien perdu de son mordant pour bousculer cruellement ses personnages et dénoncer les maux d'une société américaine avide de transparence et de vérité , séquelle chrétienne d'une société puritaine et paradoxale célébrant à la fois la célébrité et repentance. Exercice réussi même si ce livre n'est pas aussi ambitieux que ses deux précédents, Dee possède toujours l'art de captiver son lecteur et de susciter la réflexion avec l'acuité d'un moraliste ironique.
* Mille excuses.Jonathan Dee. Ed.Plon, 264p., 21€.